La proportion de Français en activité affirmant que la place du travail dans leur vie était « très importante » s’est effondrée, passant de 60% en 1990 à 24% en 2021.


"« JE T’AIME, MOI NON PLUS » : LES AMBIVALENCES DU NOUVEAU RAPPORT AU TRAVAIL", Fondation Jean Jaurès, janvier 2023

Si le travail est jugé moins important, moins signe de réussite sociale, l’implication y demeure toutefois.

 

L’Ifop a de nouveau posé cette question fin octobre 2021 : 84% des salariés considèrent que leur travail est important (86% en 2021 et 92% en 1990) ; toutefois si l’on interroge ce « très important », ce sont 21% en 2022 (contre 24% en 2021 et 60% en 1990).

22% des hommes et 20% des femmes en 2022 répondent “très important” ; 21% des 18-24 ans contre 23% des 50-65 ans ; 18% des professions intermédiaires, 20% des employés, 23% des ouvriers et 25% des cadres. 

⇒ Le travail n’est plus autant signe de réussite sociale.

♦ Le premier symbole de réussite actuellement en perte de vitesse est le temps consacré au travail : alors qu’en 2008, 62% affirmaient préférer gagner plus d’argent au détriment du temps libre, en 2022, ils sont 61% à préférer gagner moins d’argent, mais avoir plus de temps libre. Cela est plus marqué chez les femmes (64%) et les catégories supérieures (72%).

 

Le bureau vitré du patron dans le coin de l’étage et avec la meilleure vue, longtemps signe ultime de réussite sociale en entreprise, ne semble plus constituer un marqueur statutaire de premier plan ; 56% de salariés considèrent qu’un supérieur hiérarchique continue à être considéré comme tel, même s’il n’a pas de bureau individuel.
En parallèle, la demande croissante de télétravail paraît se substituer à cette sacralisation du bureau. Celui-ci semble relégué à une fonction de socialisation (échanger avec des collègues). . 

 

♦ Encadrer d’autres personnes, auparavant élément statutaire indispensable à la réussite professionnelle, ne mobilise plus autant les jeunes générations. Seuls 53% des cadres du privé de moins de 40 ans sans responsabilités d’encadrement souhaitent en exercer à l’avenir.

⇒ Quelques explications.

♦ Des comportements sociétaux plus individualistes, tournés vers la recherche de satisfaction et de bénéfices à court terme, engendrent en contrepartie moins d’attachement à des structures comme le travail qui requièrent un effort d’adaptation à un collectif. La proportion de réponses « très important » pour les loisirs passe en effet de 31 en 1990 à 39% en 2022.

 

♦ Un autre facteur d’explication réside dans la défiance grandissante à l’égard de représentations communes, de domaines constitutifs du fonctionnement de la vie en société. 

 

♦ Au-delà du critère essentiel de la rémunération, l’importance accordée à la finalité d’une activité, comme à l’autonomie dans la manière de l’organiser, a rendu les salariés, et surtout les jeunes générations, particulièrement exigeants sur la nature du poste qu’ils peuvent être amenés à occuper.

 

♦ Lorsqu’un salarié a le sentiment d’être mal rémunéré, d’autres alternatives se posent : alternance entre missions temporaires et inactivité ou encore d’un changement de statut en adoptant par exemple celui de freelance (fin 2021, 72% des interviewés avaient une bonne opinion envers le statut de freelance) ; en parallèle, 21% des cadres avaient déjà songé à démissionner pour se mettre en freelance, dont 26% des moins de 35 ans.
 

♦ Cette défiance grandissante envers l’emploi se retrouve également dans le sentiment d’un « contrat social de travail » dégradé. En l’espace de 30 ans, la proportion des actifs s’estimant perdants dans leur rapport au travail a en effet doublé et atteint désormais près de la moitié de la population. Et cette perception n’épargne aucune classe d’âge ni catégorie professionnelle.

 

♦ Cette défiance envers l’emploi engendre enfin un attachement et une identification moins affirmés à son employeur. Alors qu’en 2005, 38% des interviewés déclaraient être « tout à fait » fiers d’appartenir à leur entreprise, ils sont 20% en 2022 vs “plutôt” (51 vs 41%).

77% estiment que leur entreprise prend bien en compte les besoins et attentes de ses clients, vs 51% considèrent qu’il en va de même pour ses salariés.

⇒ La place moins centrale dévolue au travail n‘entraîne pas en contrepartie moins d’implication de la part des salariés.

♦ 68% des salariés affirment s’investir autant dans leur travail qu’avant la crise sanitaire ; la proportion des interviewés estimant s’investir moins (22%) est toutefois 2 fois supérieure à celle s’estimant s’investir plus (10%).

 

♦ Cette évolution des mentalités se traduit principalement par une revendication d’autonomie dans l’organisation de son activité professionnelle, afin d’atteindre l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle que chacun s’est fixé. Elle a également pour corollaire une aspiration au bien-être dans son quotidien professionnel.
L’ambition réside moins dans l’idée de « se réaliser » par le travail que dans le fait de s’y sentir bien, d’avoir le sentiment de faire un travail utile et porteur de sens.

 

♦ En parallèle, l’attachement des Français à leur métier est massif : 72 à 82% estiment que si leur métier venait à disparaître, il en résulterait une perte importante pour leur entreprise, pour eux-mêmes et pour la société dans son ensemble.

 

♦ Mais une baisse de motivation. Fin 2022, si 58% estiment que leur motivation demeure stable, 36% considèrent qu’elle diminue et 6% qu’elle augmente. L’écart entre motivation à la baisse et à la hausse dernier tend à s’accroître sur plusieurs années. 

 

Les personnes qui mettent plus d’une heure pour se rendre sur leur lieu de travail et celles qui déclarent exercer un métier pénible physiquement sont les plus nombreuses à déclarer une baisse de motivation (43% dans les deux cas contre 36% en moyenne). En 2021 (dernière mesure internationale), la proportion de salariés déclarant une motivation en baisse était bien plus consistante en France (34%) par rapport à ses voisins européens : le Royaume-Uni (26%), l’Allemagne (24%), l’Espagne (22%) et l’Italie (18%).

 

La dégradation de la motivation provient souvent d’une frustration quant à la reconnaissance perçue de son travail au quotidien et d’une difficulté de se projeter à long terme chez son employeur. Tout se passe comme si les efforts déployés en matière de marque employeur pour attirer un candidat s’arrêtaient une fois passée son embauche. 

 

Pourtant 77%  estiment en faire plus que ce qui est attendu ; parmi ces derniers, 42% considèrent que leurs managers ne le remarquent pas quand seulement 35% pensent le contraire et 21% font juste ce qui est attendu. Chez les salariés américains, cette tendance s’inverse (83% déclarent en faire plus que ce qui est attendu, 49% affirment que leur supérieur le remarque par rapport à ceux pour qui ce n’est pas le cas (34%).

⇒ Une envie de démissionner de plus en plus présente à l’esprit, mais qui dépasse peu le stade de l’intention.

♦ 53% songeaient à démissionner selon l’enquête Ifop fin 2022 (45% un an avant) ; cette proportion grimpe à 57% si l’on y ajoute ceux qui viennent récemment de démissionner. Pour autant, dans les faits, la plupart de ces intentions ne se transforment pas en
démission.

 

La situation professionnelle de beaucoup de femmes est emblématique de cette dualité entre envie de changement et freins à franchir le pas. Si les femmes sont en moyenne plus nombreuses à souhaiter une mobilité professionnelle, dans les faits, elles franchissent moins le pas que les hommes (phénomène d’« auto-censure », emplois précaires).  
Quand une mobilité intervient, elle est plus souvent subie que choisie ; au sein de la population des cadres, les femmes ont plus de difficultés à gravir les échelons en interne et doivent donc plutôt recourir à la mobilité externe pour évoluer, plus porteuse de risques.

 

♦ Plusieurs raisons expliquent cette retenue :

 

62% associent la démission à un risque, contre 19% plutôt à une opportunité (et 19%, ni à l’un, ni à l’autre). Le taux de démission a certes atteint son étiage le plus élevé depuis la période 2008-2009, mais celui-ci ne concerne qu’une proportion résiduelle de salariés (2,7%), loin du phénomène souvent évoqué de « grande démission ». Si l’aspiration à la mobilité continue à constituer un phénomène de masse chez les moins de 40 ans (61%), une baisse de 11 points est observée sur un an. 

 

-Une autre explication provient de la conjoncture économique et de ses perspectives plus sombres fin 2022 qu’elles ne l’étaient fin 2021.

 

-49% affirmaient avoir des possibilités d’évolution professionnelle au sein de leur entreprise, alors que cette proportion est largement majoritaire en Allemagne (65%), au Royaume-Uni (68%) et aux États-Unis (72%). Or, la mobilité interne constitue un atout de fidélisation indéniable.

L’évolution professionnelle ne se limite pas forcément à une évolution hiérarchique qui bute souvent sur un principe de réalité caractérisé par le rétrécissement de la pyramide des postes quand on progresse dans les échelons. Elle peut prendre différentes formes : se former à d’autres compétences requises dans l’entreprise, intervenir en « mode projet » sur des missions transversales, faciliter l’intégration des jeunes recrues.

 

-Le rapport de force entre l’employeur et le salarié est peu favorable à ces derniers. Seuls 23% des cadres du privé estiment que, lors d’une négociation de rémunération entre un employeur et un cadre salarié, ce dernier est en position de force, contre 57% affirmant que c’est l’employeur (et 27% autant l’un que l’autre). 

Une piste d’explication de ce déséquilibre dans le rapport de force en défaveur du salarié réside dans la difficulté à se projeter dans l’entreprise à long terme

 

Pour en savoir davantage : « Je t’aime, moi non plus » : les ambivalences du nouveau rapport au travail – Fondation Jean-Jaurès (jean-jaures.org)