Une comparaison France UE27 sur les entreprises “apprenantes”.


"Les organisations du travail apprenantes : enjeux et défis pour la France ", France Stratégie N°2020-03, avril 2020

Méthodologie : l’étude porte strictement sur la population des actifs salariés des établissements d’au moins dix personnes travaillant dans les secteurs d’activité économique à dominante marchande. La population étudiée compte 11 477 salariés en 2005, 9 376 en 2010, et 12 855 en 2015 au niveau UE27. Les petits établissements avec moins de dix salariés et les activités non marchandes ne sont pas prises en compte.

Grâce aux différentes vagues de l’enquête statistique sur les conditions de travail menée par Eurofound à l’échelle européenne (European Working Conditions Survey, EWCS), il est possible de mesurer, en comparaison européenne, le poids relatif de l’organisation du travail apprenante par rapport aux autres formes d’organisation du travail existantes et son évolution relative dans le temps.

Définition : une organisation apprenante est une « organisation où les personnes augmentent continuellement leur capacité de créer les résultats qu’elles désirent vraiment, où de nouveaux modèles de pensée sont développés, où les aspirations collectives ne sont pas freinées et où les personnes apprennent continuellement comment apprendre ensemble ».

 

Ce travail fort riche non seulement compare la France à l’UE27 sur la dynamique apprenante dans les entreprises, condition essentielle de compétitivité économique, mais l’étude tente d’en expliquer les causes.

 

Peter Senge définit cinq principes généraux et fondamentaux pour déclencher une dynamique d’apprentissage généralisée à l’intérieur des organisations :

1) le développement de méthodes de travail et de pratiques managériales propices à une dynamique d’auto-apprentissage fondée sur le développement personnel et professionnel ,

2) le dépassement des « modèles mentaux » préétablis et des cadres de représentation dominants qui favorisent les processus d’apprentissage « routiniers » mais qui empêchent, parfois de façon inconsciente, une bonne compréhension systémique des mutations de l’environnement des entreprises et leur anticipation,

3) le développement de « l’apprenance » en équipe pour partager les connaissances et les « savoir-faire » formels et informels en situation de travail,

4) le développement d’une vision partagée « des futurs possibles et désirables » pour favoriser l’engagement et la volonté de tous les membres d’une organisation d’apprendre en continu,

5) le développement d’une pensée systémique pour appréhender la complexité des phénomènes économiques, organisationnels, sociaux et comportementaux dans leur globalité.

C’est donc un modèle d’apprentissage qui repose sur l’autonomie et la participation des salariés aux objectifs.

⇒ Une typologie des formes d’organisation en 4 classes

Les quatre classes se différencient principalement selon deux dimensions : d’une part selon l’autonomie des salariés et le contenu cognitif de leur travail et d’autre part selon le degré de diffusion de pratiques organisationnelles comme le travail en équipe, la rotation des tâches et les modes de gestion de la qualité. 

 

Dans la classe apprenante, on retrouve : un niveau élevé d’activité d’apprentissage et de résolution de problèmes combiné avec un fort niveau d’autonomie dans le travail afin d’ouvrir la possibilité d’exploration et de créativité; le principe d’équipes autonomes de travail qui s’auto-organisent et dont les membres réalisent des tâches liées à la résolution de problèmes complexes et apprennent en continu sur leur lieu de travail. Ce modèle d’organisation du travail concernait en 2015 près de 40% des salariés en Europe.

 

Dans la classe en Lean production, les niveaux d’apprentissage et de résolution de problèmes en 2015 sont presque aussi élevés que dans la classe apprenante; mais l’autonomie dans le travail est relativement réduite et les contraintes de rythme de travail sont élevées, provenant soit de la hiérarchie, des machines, ou des normes quantitatives de production. Pensée pour l’industrie, la Lean production y est naturellement surreprésentée. Elle concerne 27% des salariés.

 

Dans la classe taylorienne, les salariés sont soumis à d’importantes contraintes de rythme de travail, effectuent des tâches monotones et sont astreints à des normes de qualité précises; leur travail présente un faible contenu cognitif; peu réalisent des tâches complexes et pratiquent l’autocontrôle; elle concerne environ 15% des salariés.

 

La classe de la structure simple se caractérise par une sous-représentation de presque toutes les pratiques organisationnelles considérées comme « performantes » comme le travail en équipe, la rotation des tâches et la gestion de la qualité. La formalisation des procédures y est faible; elle concerne près de 19% des salariés.

⇒ Une comparaison France et UE27

Les différences entre les types d’organisation entre l’UE 27 et la France manifestent quelques écarts; la France a, entre 2005 et 2015, surtout progressé dans le type lean production passant de 22 à 32% des salariés concernés par ce type, alors que le type apprenant diminuait légèrement (de 46 à 43%), tout comme les autres types (taylorien de 16,5 à 12% et simple de 15 à 13%).

 

Par contre, au niveau UE 27, les progressions sont modestes : apprenante (entre 38,1 et 39,6%), lean production (entre 25,1 et 26,7%), alors que le type taylorien décroit (de 18,3 à 15,2%) et que type simple connait la stabilité (18,7 à 18,5%).

Ces résultats mettent aussi en évidence une différence entre les pays à revenu élevé au sein de l’UE-15 et les nouveaux pays membres dans l’évolution des formes d’organisation du travail sur la période 2005-2010. Pour les pays à revenu élevé, la tendance chez les salariés était une baisse dans leur autonomie, dans leur activité d’apprentissage et celle de résolution de problèmes.

 

On constate une différence non négligeable entre les salariés français et les salariés européens concernant l’apprentissage de choses nouvelles : 59% des salariés français de la structure simple ont déclaré en 2015 apprendre des choses nouvelles contre 33% pour la moyenne des salariés européens: 71% des salariés français étaient concernés par la résolution de problèmes contre 60% pour la moyenne européenne.

Enfin, sur toutes les dimensions de la consultation et de la participation aux décisions, les salariés français sont, comparés aux salariés européens, moins consultés et impliqués et ce, quelle que soit l’organisation du travail.

 

⇒ En France

Plus spécifiquement en France, une grande proximité entre les organisations apprenantes et celles de type lean production, ces derniéres étant bien plus présentes dans les caractéristiques rotation des tâches, mais aussi monotonie des tâches, répétitivité et contrôle (hiérarchiques ou automatiques). Les structures de type simple connaissent des tâches moins complexes, dont les normes de qualité sont souvent moins précises sous contrôle modéré, permettant une autonomie des méthodes et rythmes de travail et donc un bonne aptitude à la résolution des problèmes imprévus, alors que l’approche taylorienne vise une grande rationalisation des tâches (grande qualité des normes de qualité) et donc davantage de contrôle, moins de complexité et plus de répétitivité. Ces caractéristiques bougent peu au sein de chaque classe, entre 2005 et 2015.

 

On observe une prédominance des formes d’organisation du travail apprenantes pour les dirigeants, cadres non-dirigeants et les professions intermédiaires (67%), vs 37 pour les employés et 20-27% pour les ouvriers.  Le groupe des cadres, dirigeants et professions intermédiaires se conforte modérement dans les organisations de type apprenante et lean production au détriment de celles de type taylorienne ou simple. Paradoxalement le groupe des employés est moins présent dans les structures apprenantes, au profit du lean production, alors que celui des ouvriers qualifiés se renforce dans les types plus apprenants au détriment du taylorisme.

 

Concernant les secteurs d’activité (dont les agrégats de regroupements trop importants ne permettent pas d’en dire grand chose), les organisations du travail apprenantes étaient particulièrement développées dans les activités financières et immobilières et dans les activités spécialisées, scientifiques et techniques (64 % des salariés concernés), alors que les 3 autres agrégats sont proches (entre 37,8 et 41,3%). Globalement, l’organisation apprenante perd des points au regard du lean production (conjuguant plus de rationalité organisatrice et souci d’une participation plus marquée des salariés aux objectifs) ; noter que les organisations tayloriennes et simples perdent des points entre 2005 et 2015, ce qui est un indicateur intéressant de “progrès” vers une société apprenante.

 

Le CDI, reste en France la norme, quelles que soient les principales formes d’organisation du travail; il est le plus présent au sein du type apprenante (90% contre 83 pour le type simple, 81 pour le type Lean, et 74 pour le type taylorien); en revanche, les salariés appartenant à la classe Lean ou à la taylorienne ont plus de chances d’occuper des emplois en CDD. Le droit du travail est aussi plutôt plus favorable qu’en UE 27.

 

⇒ Une comparaison France/UE27 sur le ressenti des salariés

♦ Tout d’abord, le ressenti au regard de la hiérarchie : les salariés Français font nettement moins confiance à la direction de leur entreprise et à leur managers de proximité (mieux perçus que leur hiérarchie), un contexte important pour analyse les tableaux qui vont suivre.

 

♦ La satisfaction au regard des conditions de travail : ils sont moins satisfaits, plus stressés, plus soumis à des cadences élevées, et à des délais de réalisation très courts.

 

♦ Ceci étant, ils ont l’impression de faire un travail utile; plus qu’en UE27 , ils se disent capables d’appliquer leurs propres idées dans leur travail.

 

 

  Le ressenti en termes d’influence et de reconnaissance dans leur travail : ils se disent plutôt moins consultés, mais paradoxalement un peu mieux reconnu dans leur travail, mais moins traité de façon équitable qu’en UE27 ??,.Noter que la forme simple est plus favorable, comparée à la moyenne UE27.

 

⇒ Quels freins à la diffusion des organisations apprenantes en France ?

En moyenne, les pays européens les plus riches ont tendance à avoir un taux d’adoption des formes apprenantes plus élevé. 

Dans un petit nombre de cas, les différences de structure industrielle et professionnelle et de taille peuvent être des facteurs importants pour expliquer les différences internationales dans l’adoption et l’utilisation de telle ou telle forme d’organisation du travail. Toutefois, pour la France, comparée notamment aux pays nordiques, est à rechercher ailleurs que dans les caractéristiques sectorielles et la structure des qualifications.

 

♦ Le rôle du système éducatif français

 

Les systèmes éducatifs nationaux qui accordent une plus grande « valeur » à la filière académique qu’à la filière professionnelle ont plus de chances d’adopter des organisations plus hiérarchisées. Alors que celles qui accordent une valeur « plus équilibrée » aux deux filières ont plus de chances d’adopter des organisations qui valorisent toutes les formes de savoir et de connaissance.

 

la France et l’Allemagne car leurs systèmes d’éducation reposaient sur des conceptions très différentes de l’expertise et du « professionnalisme”. Depuis longtemps, ces deux pays accordent une valeur différente aux connaissances pratiques et aux compétences intermédiaires que l’on acquiert en partie sur le lieu de travail. Ces différences se traduisent en France par une division plus marquée entre l’élite diplômée qui possède le savoir formel académique et les travailleurs manuels qui se trouvent cantonnés durablement au « bas de l’échelle hiérarchique ».

 

Contrairement au modèle allemand, avec son système dual de l’apprentissage, caractérisé par une plus grande reconnaissance sociale du savoir pratique et de l’acquisition de compétences intermédiaires et opérationnelles. Cette plus grande reconnaissance permet aux travailleurs allemands en bas de l’échelle de réaliser leurs tâches quotidiennes avec un certain degré d’autonomie décisionnelle et de développer en continu l’apprentissage sur le lieu de travail, selon une approche fondée sur les méthodes de résolution de problèmes et sur l’expérimentation en mode essai-erreur.

 

Dans les pays de l’OCDE, en particulier européens, où les organisations apprenantes sont plus diffusées qu’en France (Pays-Bas, Autriche, Belgique, Finlande, Danemark, Suède, etc.), la filière professionnelle du cycle du secondaire est plus développée : elle atteint en 2015 des taux supérieurs à celui de la France, 45% en Suède, 52% des élèves en Allemagne, 60% en Belgique et au Luxembourg, 68% aux Pays-Bas ou en Suisse, 70% en Finlande ou en Autriche, contre 38% (27% en lycée via l’enseignement professionnel et 11% en alternance).

La part d’élèves en filière professionnelle au Danemark (40 %) est sensiblement la même qu’en France (38 %); toutefois, il existe une différence notable entre ces deux pays : les élèves danois suivent tous des formations alternant des programmes en milieu scolaire et en milieu professionnel (contre seulement 11% en France).

 

Les Français sont les moins nombreux, c’est aussi parce qu’ils considèrent que la filière professionnelle n’est pas un atout sur le marché du travail. Seulement 22% des citoyens français pensent que la filière professionnelle au niveau du secondaire permet d’acquérir des compétences qui correspondent aux besoins de l’entreprise, de trouver rapidement un job après l’obtention d’un diplôme ou d’une certification, d’occuper des emplois bien payés et d’être en adéquation avec les besoins des entreprises. Si certains pays européens, notamment scandinaves et d’Europe du Nord, ont une meilleure perception de la filière professionnelle que la France, c’est aussi parce que l’écrasante majorité de leurs citoyens (environ 95%) pense que la filière professionnelle joue un rôle important en matière de cohésion sociale et de compétitivité des économies.

⇒ Les caractéristiques du système de formation professionnelle

Le retard de la France dans l’adoption du modèle de l’organisation apprenante est aussi lié aux caractéristiques de son système de formation professionnelle. Les salariés français qui ont accès à la formation continue, financée par l’employeur, se voient majoritairement proposer des actions de formation qui se déroulent en dehors de l’entreprise, sous forme de cours ou de stages (une espérance de formation sous forme de cours et stages supérieure à 20%  par rapport à la moyenne européenne ). La préférence pour des actions classiques sous forme de cours/stages s’est construit sur le modèle scolaire et académique, valorisant les cours et les stages.

Le pourcentage des entreprises françaises offrant des actions de formation sur le lieu de travail est particulièrement faible (30%), comparés au Danemark (53%), à la Finlande (54%), à la Suède (57%), aux Pays-Bas (60%) ou à l’Allemagne (83%).

 

La formation a longtemps été appréhendée en France plus comme une politique d’emploi (accès à l’emploi et sécurisation des parcours notamment des moins qualifiés) que comme une politique d’innovation et de compétitivité des entreprises, à l’instar des pays d’Europe du Nord. Le système de formation est donc resté longtemps ancré dans une logique de poste et moins dans une logique de développement de compétences pour l’amélioration de la performance des entreprises, plus difficiles à apprécier. Les mesures prises par les pouvoirs publics n’agissent souvent qu’indirectement sur la demande de compétence émanant des entreprises (relatives notamment à l’organisation du travail et aux pratiques managériales, qui influencent la diffusion d’une culture d’apprentissage continue. Ce qui permet d’adapter plus rapidement les compétences aux besoins réels des entreprises et d’améliorer leur production et leurs capacités d’innovation.

⇒ Le rôle des facteurs historiques et culturels

En France, la circulation des informations et les processus de décision (organisation, planning, horaires, etc.) restent encore trop souvent entre les mains de la hiérarchie managériale et la participation des salariés aux décisions est peu recherchée et valorisée.

 

Si on prend l’exemple du travail en équipe, à première vue, la France est plutôt bien située en termes de diffusion de cette pratique. D’après l’enquête européenne European Survey Company menée auprès des responsables de direction, 75% des établissements français avaient mis en place le travail en équipe dans leur organisation en 2013; en revanche, ils ne sont que 17% à déclarer l’existence d’équipes autonomes : dans la très grande majorité des cas, la direction managériale déclare continuer à « superviser, coordonner, et à prendre les décisions pour l’ensemble de l’équipe ». Cette absence d’autonomie s’expliquerait par une approche managériale en France encore très « top-down » avec un pouvoir décisionnel fortement concentré au niveau de la direction. 

 

35% seulement des établissements français d’au moins 10 salariés ont adopté, d’après les déclarations des responsables de direction, une approche managériale participative et « partagée » en 2013 (contre près de 60% pour les pays scandinaves et près de 45% dans les entreprises allemandes).

 

La question des impacts des facteurs historico-culturels de management a été notamment explorée par le chercheur en sociologie Philippe d’Iribarne dans son classique ouvrage “La Logique de l’honneur”. En analysant de manière très détaillée plusieurs types de management (États-Unis, France et Pays-Bas), l’auteur constate que la culture managériale des entreprises est très liée aux dimensions historiques et culturelles du fonctionnement de la société française. Ce constat a été également mis en évidence par d’autres chercheurs comme Michel Crozier ou Renaud Sainsaulieu.

 

La société française reste une société profondément hiérarchisée. Mais les hiérarchies sociales sont acceptables même si elles reposent sur une notion d’autonomie à l’intérieur de chaque « case ». En France, c’est « le chef » qui décide de façon souveraine mais avec une certaine latitude tactique dans sa prise de décision. Autrement dit, une fois que le chef donne un ordre, il revient au subordonné de déterminer la meilleure façon de répondre à cet ordre.

 

Ce qui est très différent du modèle américain, par exemple, où les relations de travail reposent sur une logique contractuelle dont le contenu et l’ensemble des procédures de travail doivent être très formalisés et explicites, ce qui laisse ainsi peu de place à l’initiative des salariés une fois le contrat de travail conclu entre l’entreprise et le salarié.

 

Aux Pays-Bas, les relations sociales et l’approche managériale se construisent principalement selon une logique de consensus pour faire travailler tous les membres d’une organisation dans la même direction. Cette logique de consensus est un héritage de l’histoire des Pays-Bas où l’esprit du compromis renvoie aux origines fondatrices du pays.

La société néerlandaise est constituée de groupes bien distincts, ayant chacun ses propres droits, mais qui d’une part se considèrent tous comme égaux pour porter la structure nationale et d’autre part refusent la domination de l’un par rapport à l’autre.

Au niveau managérial, cela se traduit par le respect de la hiérarchie, mais combiné avec une reconnaissance du pouvoir décisionnel de chacun et des négociations/discussions entre « égaux ». Cela signifie aussi que quelle que soit la place que l’on occupe dans l’échelle hiérarchique, les individus sont fondamentalement perçus comme égaux. Cela ne pose donc pas de problème à un supérieur hiérarchique de demander un conseil à un subordonné, parce que cela n’est pas perçu par le supérieur comme une remise en cause de sa propre compétence ou de son savoir, et encore moins de sa position dans la hiérarchie de l’entreprise.

 

Pour conclure ce chapitre, la société française resterait structurée par une hiérarchie sociale, où les « rangs » sont encore fortement conditionnés par la réussite au sein du système scolaire. C’est cette place centrale du diplôme dans la stratification sociale et le fait que la fonction même que l’on occupe dans son travail soit un véritable statut social qui constituent une singularité de la France au sein de l’Europe.

 

Pour en savoir davantage : https://www.strategie.gouv.fr/publications/organisations-travail-apprenantes-enjeux-defis-france