Trois idéaux-types des usages du régime de l’autoentrepreneur par des étudiants : le salarié indépendant, le chômeur entreprenant et l’indépendant converti


« Entre subordination et indépendance : la difficile insertion professionnelle des jeunes diplômés autoentrepreneurs », le 4 pages du Centre d’Etudes de l’Emploi N°116, novembre 2014

Une enquête, menée en 2010 et 2011, par entretiens biographiques, auprès de vingt-sept étudiants et jeunes diplômés, âgés de 22 à 28 ans, de niveau master ou doctorat en sciences sociales (principalement en urbanisme).

La typologie construite repose sur l’analyse de la durée, du nombre et de la stabilité des missions, des conditions matérielles de l’activité, des cadres de socialisation professionnelle, du discours porté sur le régime, du projet professionnel des enquêtés

 

Pour vingt-quatre d’entre eux, l’inscription au régime répond à la demande d’un employeur potentiel (entreprise publique, ministère, agence privée…) ou est pensée comme une stratégie de présentation de soi dans une recherche d’emploi. Deux ont choisi ce régime pour donner un cadre juridique à des activités préexistantes. Dans un seul cas, l’inscription au régime relève d’une véritable démarche de création d’entreprise.

 

Trois idéaux-types des usages du régime de l’autoentrepreneur se sont dégagés de l’échantillon également répartis par tiers : le salarié indépendant, le chômeur entreprenant et l’indépendant converti.

 

Le salarié indépendant

Ils travaillent pour un seul client (souvent suite à un stage), sans contrat ni lettre de mission ; leurs chiffres d’affaires sont plus élevés et plus stables que ceux des autres groupes (1 700 € par mois en moyenne, contre 900€) et se rapprochent du niveau de salaire du premier emploi dans leur domaine.

Ils réalisent des missions longues, en lien avec leur qualification. Par cette expérience, ils apprennent et exercent un métier qui contribue à la construction de leur identité professionnelle.

Les modalités d’exercice de leur activité révèlent toutefois des situations de subordination salariale (sous l’autorité d’un responsable de l’entreprise cliente, au sein de ses locaux, sans possibilité de diversifier les donneurs d’ordre) ; malgré la grande similitude des conditions d’exercice, la cohabitation avec les salariés du donneur d’ordre révèle les différences entre régimes d’activité et met au jour l’affaiblissement de leurs droits (pas le chômage,  pas de garantie de durée d’emploi, pas de droit à la formation). Ils ressentent leur situation comme un auto-entrepreneuriat imposé. Ils vivent leur situation comme une mise à l’épreuve supplémentaire dans le long parcours du combattant que constitue l’entrée des jeunes diplômés sur le marché du travail ; aucun d’eux n’envisage cependant de demander sa requalification en contrat de travail, et ce, davantage par méconnaissance de leurs droits que par peur de perdre la mission ; l’intérêt de la mission proposée et, le prestige du client suffisent à les convaincre d’accepter cette précarité ; contrairement aux autres enquêtés, ils ne cherchent pas à se prévaloir de cette expérience pour se mettre en scène comme individus entreprenants.

 

Le chômeur entreprenant

À la recherche d’un emploi depuis plusieurs mois, ils se sont inscrits au régime dans l’espoir que l’auto entrepreneuriat soit un moyen efficace de s’insérer sur le marché du travail.

Ces enquêtés travaillent seuls, chez eux, et doivent trouver par eux-mêmes les ressources leur permettant de réaliser les missions qu’on leur confie. La faiblesse de leurs revenus et leur manque d’assurance accentuent les déséquilibres dans les relations avec d’éventuels clients.

Ils acceptent de rares missions en sous-traitance, pour un ou plusieurs clients, et exécutent des tâches ponctuelles (cartographie, rédaction), sans avoir été associés à l’ensemble de la réflexion ou du projet et demeurent éloignés des modes de valorisation et de reconnaissance de leurs compétences professionnelles.

Au moment des entretiens, ces jeunes sont pourtant plutôt satisfaits de leur situation,  vécue comme plus valorisante que celle de chômeur demandeur d’emploi, leur permettant de se construire une identité d’actif ; se présenter comme autoentrepreneur est, à leurs yeux, une preuve d’engagement dans la recherche d’emploi et une manière souple de proposer ses services à un employeur-client potentiel, capable de prendre des risques, de s’adapter aux exigences du marché

Mais l’appropriation d’un discours valorisant l’entrepreneur (responsable et aventureux) est peu à peu contrebalancée par un sentiment de déclassement. Au fil des déconvenues (promesses non tenues, revenus très bas, faible intérêt des tâches, annulation des missions sans contreparties…), cet entrepreneuriat de nécessité apparaît être un leurre.

 

 Les convertis à l’indépendance

Ils sont  devenus autoentrepreneurs pour répondre à la sollicitation d’un employeur, et ont progressivement pris « goût à la liberté », exprimant une grande satisfaction quant à leur situation, vécue comme une aventure valorisante et épanouissante, dont ils tirent fierté ; leur projet professionnel se modifie en conséquence ; ils adoptent différentes stratégies pour se faire connaître : ils donnent un nom à l’entreprise, mettent en place des outils de communication (blog, site internet, carte de visite) et rejoignent des associations professionnelles, ce qui leur permet de se construire la légitimité qu’ils n’ont pas acquise par l’expérience ; Ils déploient des stratégies de socialisation, par exemple en formant des collectifs avec d’autres autoentrepreneurs afin de jouer sur les complémentarités de compétences et de gagner en efficacité ; certains entretiennent une sorte de compagnonnage avec un senior qui partage son expérience, sa réputation et son carnet d’adresses ; ils  cherchent à accéder à la commande de manière autonome en répondant à des appels d’offres, quitte à être en concurrence avec leurs premiers clients ou à développer d’autres formes de partenariat plus équilibrées.

Contrairement aux deux autres groupes, ces jeunes connaissent assez bien leurs droits, car ils ont souvent fait des démarches avant de choisir le régime ; les tâches de gestion et la conciliation entre temps privé et professionnel ne sont pas considérées comme des contraintes mais comme des compétences à acquérir.

Plus qu’une origine sociale familière des mondes de l’indépendance, ces autoentrepreneurs ont connu des parcours de formation qu’ils présentent comme tortueux et atypiques, marqués par les mobilités géographiques et les bifurcations disciplinaires, ce qui a contribué au développement de leurs capacités d’adaptation et d’autonomie.

 

L’absence de hiérarchie formelle leur procure un sentiment de liberté et d’autonomie, exprimé, dans un parallèle discréditant la condition salariale, à travers leurs remarques sur la liberté des horaires, des méthodes, du choix des missions et des collaborateurs, sur la possibilité d’affirmer ses propres conceptions du métier, de proposer des idées.

Pourtant, cette liberté et cette autonomie demeurent, au moment des entretiens, très relatives et fortement contraintes (faible nombre de missions, difficulté d’en trouver de nouvelles) ; leur  jeunesse paraît être un frein pour les éventuels clients

Pour se démarquer, les jeunes diplômés cherchent à transformer leur inexpérience en vertu (capacités de travail importantes, non formatage par des pratiques et méthodes préexistantes, aguerris dans la maîtrise d’outils et technologies sans cesse en évolution).

L’autoentrepreneur n’est qu’une étape, apparaissant vite comme un obstacle au développement de leur activité ; pourtant, plutôt qu’un frein à la croissance, les contraintes sont perçus comme des objectifs à atteindre et à dépasser ;  changer de régime  devient alors l’objectif consacrant la réussite du pari entrepreneurial et répond à un besoin de légitimité face aux donneurs d’ordre

 

« Le régime de l’autoentrepreneur : un dispositif de conversion à l’entrepreneuriat ?

Loin de l’indépendance que le nom du régime laisse présumer, les enquêtés travaillent le plus souvent en situation de sous-traitance ou de subordination. Utilisé par les « employeurs » comme un instrument de flexibilisation de l’organisation du travail, d’allégement des coûts salariaux et d’externalisation de la gestion des ressources humaines, le dispositif s’avère être aussi un instrument d’apprentissage et d’intériorisation de nouvelles normes qui font du travailleur l’entrepreneur de sa force de travail (mise en scène de soi, disponibilité, auto-formation, adaptation aux contraintes du marché, autonomie, responsabilisation…) et qui, en fin de compte, se traduisent souvent par la soumission à une très forte précarité et par le dessaisissement de ses droits sociaux.

Par contre, le nom du régime autorise à se projeter et à s’identifier à une autre position sociale que celle, déclassée, de chômeur ou de stagiaire… »

 

 

2000 (2) 2005 (3)