L’entreprise libérée : comment y parvenir?


"Au-delà de l’entreprise libérée : enquête sur l’autonomie et ses contraintes", La Fabrique de l'Industrie, lu janvier 2020

Je ne reprends ici que des passages du résumé d’un ouvrage très riche, avant-gardiste, conceptuel et pragmatique.

 

“Si certaines entreprises déclarent appartenir au mouvement des « entreprises libérées », elles sont considérablement plus nombreuses à vouloir favoriser la montée en autonomie et la participation des salariés, sans référence à un modèle particulier. À vrai dire, beaucoup
considèrent qu’elles n’ont plus le choix… Pour y parvenir, il faut s’affranchir des habitudes qui étouffent l’initiative et mobiliser l’intelligence individuelle et collective des collaborateurs, qui s’impliqueront davantage du fait de leur adhésion aux objectifs de l’entreprise et du sens qu’ils trouveront à leur travail.

 

Nos observations nous conduisent à affirmer que la montée en autonomie nécessite une
préparation et une organisation. Il n’y a pas d’auto-organisation spontanée qui découlerait de quelques conditions simples, telles que le « lâcher prise » du dirigeant, l’écoute des salariés ou le partage actif de la vision du dirigeant avec les collaborateurs, bien que ces points aient évidemment toute leur importance. Dans tous les cas, la transformation des modes de fonctionnement nécessite une très forte mobilisation et un accompagnement intensif.

 

“Bien que les modalités de transformation soient très diverses, nous avons cependant repéré quelques récurrences. La transformation provient le plus souvent d’une initiative du dirigeant ou d’une équipe très restreinte.

La grande majorité des entreprises qui veulent favoriser l’autonomie agissent, cumulativement ou alternativement, sur les six points suivants :

 

– L’aplatissement de la structure hiérarchique (réduction du nombre de strates) pour raccourcir la chaîne de décision.

 

– Le design organisationnel, afin de constituer des unités opérationnelles de petite taille (de 5 à 40 personnes) qui constitueront le cadre dans lequel s’exercera l’autonomie de l’équipe et des individus qui la composent.

 

– La distance hiérarchique, en réduisant ou éliminant les marqueurs du pouvoir irritants pour les collaborateurs (places de parking, restaurants, bureaux, voyages en classe supérieure ou accès à l’information réservés à quelques-uns).

 

– La posture des managers, priés de devenir coaches, aidants ou facilitateurs, de réduire les contrôles et de faire confiance à leurs équipes. Cela se traduit parfois par un changement d’appellation des managers (team leaders, animateurs, capitaines, mentors) et de leur mode de désignation (élection, cooptation). Une forme de coordination managériale reste perçue comme nécessaire, mais elle ne doit plus avoir ni le goût ni l’odeur du management traditionnel.

 

– La création d’espaces d’expression, de concertation ou de délibération, permettant aux salariés d’identifier les tensions et de débattre des problèmes, de les résoudre, de proposer de nouvelles solutions ou d’exprimer une volonté collective. Ces espaces (cercles, cellules, groupes de travail, ateliers, tresses, etc.) sont ouverts à la participation volontaire, et sont souvent transfonctionnels et multi-niveaux. Ils favorisent les appartenances croisées, le cumul de fonctions et de rôles par un même individu, et la construction progressive de relations décloisonnées et plus denses au sein de l’organisation.

 

– Les modes d’intervention des services support (RH, Achats, Systèmes d’information), qui doivent désormais apporter appui et assistance aux unités opérationnelles, en renonçant à certaines de leurs prérogatives ou en partageant la décision avec les équipes (par exemple pour le recrutement).

 

Les champs de l’autonomie concernent le plus souvent la manière de réaliser la tâche et la construction de l’environnement organisationnel (les règles du « comment »). Dans l’écrasante majorité de nos cas – à l’exception des SCOP – l’autonomie et la participation ne portent ni sur le « quoi » (objectifs et stratégie de l’entreprise), ni sur la gouvernance, ni sur la personne du dirigeant. Le « pourquoi » (raison d’être de l’entreprise et contribution à la société) est en revanche de plus en plus ouvert à la concertation. Mais cet exercice, apprécié des salariés soucieux du sens de leur travail, n’a pas de conséquences directes sur les conditions d’exercice de celui-ci.

 

Les attributs de l’autonomie relèvent du pouvoir de décider sans demander la permission, pour autant que les valeurs et les règles qui gouvernent l’entreprise aient été correctement intégrées par les collaborateurs. Le salarié sera d’autant plus autonome que ces règles et valeurs auront été explicitées, et celles-ci seront d’autant mieux acceptées qu’il aura contribué à les construire… La qualité d’une transformation se mesure aussi au traitement qui sera réservé aux « objecteurs », c’est-à-dire à ceux qui ne souhaitent pas accéder à davantage d’autonomie pour diverses raisons (droit de retrait ou au moins écoute respectueuse de leurs réticences). Encourager l’autonomie ne revient pas à contraindre les équipes à devenir autonomes.

 

Au niveau de l’instrumentation, chaque organisation tâtonne pour adapter à sa manière les outils de gestion afin de susciter ou d’ancrer de nouvelles modalités de travail…. Une souplesse se développe dans l’organisation des temps de présence et du télétravail, les plannings d’astreinte sont élaborés au niveau des équipes, de nombreuses dépenses peuvent être engagées sans autorisation préalable, des initiatives commerciales peuvent être déléguées à la base; les réunions suivent un formalisme encourageant l’expression des plus inhibés ou des moins gradés. Les équipes ont plus de latitude pour recruter, l’évaluation fait la part belle au retour des pairs (360°). La mobilité horizontale est encouragée, qui permet d’accroître la polyvalence et les compétences des personnes, sans progression hiérarchique, plus difficile dans une structure aplatie. La formation est largement proposée, y compris dans des domaines éloignés de la tâche exercée, comme les techniques de facilitation ou le développement personnel.

 

La dynamique de la transformation s’appuie souvent sur la construction plus ou moins collective d’un projet partagé pour l’entreprise. La crédibilité de l’équipe dirigeante se manifeste notamment dans la manière de créer un climat de confiance, de prêter la plus grande attention aux attentes de chacun et particulièrement de l’encadrement, souvent très déstabilisé par la perte de ses prérogatives… . Le rythme de la transformation par basculement ou par expérimentation/tâtonnement dépend de plusieurs facteurs, dont le tempérament plus ou moins aventureux du dirigeant, ses convictions quant à la nature de la concertation à mener, la maturité du corps social, la taille de l’entreprise ou encore l’urgence d’une transformation.

 

Les obstacles à surmonter sont multiples. Un ensemble de difficultés peuvent naître du fait que les dirigeants sous-estiment – ou parfois surestiment – les contraintes de l’action collective : coordination de l’action, capitalisation des savoirs et des connaissances, respect des obligations légales et réglementaires, sécurité, attentes de la gouvernance, ruptures stratégiques majeures…Chaque entreprise doit donc placer son curseur en matière d’autonomie en fonction de la nature de ses activités.

 

Cette étude se conclut par l’énoncé de dix points de vigilance permettant d’anticiper et de déjouer les pièges les plus courants.

 

1. Il n’y a pas de modèle à imiter mais un principe de cohérence à respecter.

 

2. La volonté du dirigeant est nécessaire mais non suffisante.…Certains processus de coordination, de développement des capacités, de sécurité, de fiabilité et d’agilité stratégique, ne sont pas spontanément assurés par les actions autonomes des salariés, aussi responsables et bien intentionnés soient-ils.

 

3. Le dirigeant doit être au clair sur ses capacités, ses attentes et l’espace qu’il entend
allouer à la concertation...

 

4. …Plutôt que de prétendre que chacun a le même pouvoir de décision au sein de l’organisation, il est important d’indiquer clairement aux collaborateurs quelles sont les zones rouges (ce qui ne sera pas ouvert à la concertation) et les décisions qui restent arbitrées par le dirigeant, sans quoi un sincère désir d’encourager la participation pourra être considéré comme une manipulation hypocrite.

 

5. Il peut être préférable de procéder par expérimentation. Sauf pour de petites organisations (start-up), nos observations conduisent à recommander les expérimentations locales dans des unités volontaires, qui permettent un retour d’expérience et des ajustements, plutôt qu’un basculement global de toute l’organisation et un « passage en force ».

 

6. Le management et les collaborateurs doivent être accompagnés dans la montée en
autonomie...

 

7. La tolérance aux objecteurs est un marqueur de la qualité de la transformation.

 

 8. La transparence est à manier avec précaution. Elle peut venir réduire la liberté individuelle, être oppressante et détériorer le climat de l’entreprise.

 

9. La communication externe est une arme à double tranchant

 

10. Il est utile d’évaluer les progrès…il est judicieux de définir en début de transformation quelques objectifs ou critères de réussite, voire de suivre un baromètre de la satisfaction des salariés et des clients. Enfin, il faut garder à l’esprit qu’une transformation profonde et durable de l’entreprise demande du temps, que tous n’avancent pas au même rythme, que la confiance, tant en soi qu’entre les collaborateurs, se construit au fil des expériences. Il faut s’armer de bienveillance et de patience, allier persévérance dans l’intention et pragmatisme pour
s’adapter aux retours du terrain.”

 

Pour en savoir davantage : https://www.la-fabrique.fr/fr/publication/au-dela-de-lentreprise-liberee/