De nouvelles formes de travail indépendant.


"Travailleurs des plateformes : liberté oui, protection aussi", Institut Montaigne, avril 2019

De nouvelles formes de travail indépendant sont apparues avec les freelances et les utilisateurs des plateformes; quels sont les profils et motivations des personnes concernées? Quelles modifications devraient être apportées pour une protection sociale suffisante ?

Le chiffrement du nombre d’indépendants utilisateurs des plateformes :

Une approche globale

Les frontières sont souvent poreuses entre activité professionnelle et non professionnelle, entre partage de frais et complément de revenu ; surtout, les statistiques publiques sont équipées pour mesurer la source principale de revenu des actifs, beaucoup moins pour appréhender des revenus ponctuels, ou irréguliers. De fait le chiffrement actuel est plus qu’insuffisant, d’autant que les plateformes communiquent peu ou de façon non transparente sur leur volume d’activité. Va-t-on vers l’explosion de ce type d’activité ?

 

⇒ Une typologie des emplois et le cas des freelances

Selon l’étude de France Stratégie (à partir des enquêtes Emploi 1982-2014 Dares-Insee), la typologie des emplois distinguerait les emplois salariés permanents (47%), les indépendants classiques (13%), et par ailleurs au sein d’une frontière floue salariat-indépendant, les free-lances et néo-artisans (12%), et les intermittents (28%). Notons que le passage vers le freelance conduit souvent à une activité indépendante sans retour en arrière (28% seulement continue à exercer une activité salariée). Les plateformes peuvent être une opportunité unique d’accéder à des missions intéressantes et variées pour consolider ce choix de l’indépendance.

 

Le souci de ces freelances est de travailler mieux pour s’affranchir d’une rigidité inhérente à l’entreprise (celle des process, du reporting, des N+1 ou encore du présentéisme).

Très diplômés, avec un haut niveau de qualification, ils se sont sentis insuffisamment valorisés, ont souvent eu l’impression de ne pas évoluer assez vite, en termes de rémunération comme de formation, et ont été frustrés. Travailler mieux, c’est donc s’affranchir d’une autorité hiérarchique devenue trop contraignante; mais travailler mieux, c’est aussi paradoxalement travailler plus. C’est aussi pour certains une meilleure rémunération, notamment du fait de charges sociales plus faibles.

Pourquoi alors ne pas se tourner vers un autre type d’intermédiaire, cette fois-ci numérique ? Les plateformes de mise en relation deviennent pour ces individus un outil d’émancipation vis-à-vis du salariat.

Les cas particuliers des livreurs à domicile et des VTC

⇒ Les utilisateurs des plateformes de livraisons à domicile

Comme nouveau job étudiant et outil d’insertion pour actifs peu qualifiés ou en transition (l’exemple des plateformes de livraison à vélo) : selon l’enquête de l’Institut, 96% sont des hommes, 57% des étudiants (la 1ére spécialité universitaire des livreurs est l’ingénierie et l’informatique), une activité pour des geeks sportifs, 80% des célibataires; l’absence de charge de famille et le jeune âge permettent donc un autre rapport au temps, condition nécessaire au matching entre l’offre et la demande sur ce type de plateformes.

 

La population des livreurs compte aussi une part importante de non-étudiants (43%); on y trouve 2 grandes catégories d’actifs :

Les livreurs sont dans leur immense majorité des micro-entrepreneurs. Ceux qui investissent dans un véritable équipement, vélo ou vélo cargo à assistance électrique, et qui travaillent à temps plein, peuvent être considérés comme de véritables petits entrepreneurs; pour les autres, on peinerait à distinguer leur situation de celle, par exemple, d’un salarié « en extra » de la restauration.

 

* 38% d’entre eux sont des salariés qui recherchent de manière souple des compléments de revenus, dans un contexte de stagnation des salaires,
* 62% sont des travailleurs indépendants et recherchent une activité principale ou secondaire. parmi eux, 37% sont d’anciens chômeurs, un pourcentage qui atteint 45% chez ceux pour lesquels les plateformes sont la source exclusive de revenus. Peuvent-ils vivre de ce travail et accéder à une protection sociale de bon niveau ?

Chez ces livreurs indépendants, moins de 50% sont bacheliers (20% non diplômés et 30% titulaires de CAP/ BEP, contre respectivement 14% et 13% dans le reste de la population).
Dans l’enquête conduite, 57% des anciens chômeurs devenus coursiers n’avaient pas le baccalauréat et avaient donc des difficultés objectives à trouver une activité.

 

Dans cette enquête, un coursier à vélo gagne entre 10 et 20€ par heure, et se connecte en moyenne une quinzaine d’heures par semaine; parmi les coursiers étudiants, 18% se connectent moins d’un jour par semaine, et 69% se connectent un à trois jours par semaine, sans régularité d’une semaine à l’autre. Chez ceux dont l’activité de coursier est l’unique source de revenus, les gains moyens sont plus élevés : ils travaillent davantage d’heures par semaine et très souvent via plusieurs plateformes. Ce temps de connexion ne dépasse les 30 heures de connexion que dans de très rares cas.
 

 Les utilisateurs de plateformes de type Uber

 

Ces derniers investissent via l’achat en leasing ou la location d’un véhicule, mettent en œuvre des stratégies d’optimisation des coûts d’essence et d’entretien, font face aux charges administratives liées au statut de gérant d’EURL ou de président de SASU lorsque les plafonds de la microentreprise sont dépassés. Les responsabilités qui pèsent sur un chauffeur de plateforme sont bien celles d’un artisan indépendant, même si les plateformes facilitent grandement leur recherche de clientèle.

 

Entre 2011 et 2015, les plateformes dites de VTC (pour véhicules de tourisme avec chauffeurs), Le Cab, Uber, Chauffeur Privé (désormais devenu Kapten), ont connu un développement exceptionnel dans les grandes villes françaises, et en particulier en région parisienne.
On assiste à la naissance d’une nouvelle classe de petits entrepreneurs. Ce secteur fournit aussi un laboratoire des opportunités créées par la démocratisation de ces nouvelles formes de travail indépendant par les plateformes et montre les effets structurants de la régulation pour accélérer ou ralentir le phénomène.

 

Munies de cette voie de passage à la limite de la légalité, les plateformes ont pu en quelques mois et années attirer sur leur application des milliers de chauffeurs, avec la promesse de leur trouver, grâce à leurs applications ergonomiques et performantes, de très nombreux clients. Certaines plateformes avaient décidé d’aller un cran plus loin : Uber, via son service UberPop, ainsi que Heetch offraient la possibilité à des particuliers d’exercer le métier de chauffeur à temps partiel, avec leurs véhicules personnels, alors que taxis, LOTI ou VTC devaient respecter les règles de gabarit des véhicules dits de la « grande remise », outre la détention des titres professionnels requis.

 

Une étude commandée par Uber, montre que les plateformes auraient réussi à créer 20 000 activités en à peine trois ans, avec un chiffre d’affaires de près d’un milliard d’euros, pour une population plutôt en difficulté. Uber projetait en 2022 entre 40 000 et 80 000 chauffeurs.

En 2015, 25% des chauffeurs qui utilisaient la plateforme Uber étaient au chômage avant de commencer à utiliser la plateforme, dont 43% depuis plus d’un an; travailler via Uber était un des seuls moyens de trouver une activité pour des personnes avec des casiers judiciaires, de fait ou de droit exclus des emplois salariés classiques.

 

À partir du 1er janvier 2018, tout prestataire VTC est tenu de passer un examen de VTC; en conséquence, du jour au lendemain, plusieurs milliers de chauffeurs ont dû cesser leur activité, ou tenter de décrocher la licence VTC. Cet examen se révèle à l’usage particulièrement long à obtenir; les sessions de passage d’examens trop rares pour satisfaire la demande et le taux de réussite à l’examen faible (entre mai et décembre 2017, seuls 1 707 candidats sur 12 406 ont obtenu leur licence, soit un taux de réussite de moins de 14%).

Selon Uber, 25% de sa flotte aurait ainsi disparu entre décembre et janvier 2018. En Ile-de-France, par exemple, la « perte de chances » en termes d’emploi pourrait être significative : il y avait, début 2018, 19701 chauffeurs VTC enregistrés par la Préfecture de Paris, pour 17 924 taxis parisiens, soit 37 625 véhicules en tout, alors que le rapport Thévenoud estimait à 68 000  la taille potentielle du marché de la capitale. Autre conséquence marquante, la baisse drastique de la proportion des jeunes de moins de 30 ans et l’exercice d’un plein temps.

Que dit l’exemple Américain ?

Les États-Unis mesurent de façon régulière et fiable l’ampleur du travail indépendant ainsi que le développement des formes « alternatives » d’emploi, dans lesquelles se trouvent la plupart des travailleurs des plateformes.

Le Bureau of Labor Statistics note une diminution du nombre des travailleurs indépendants au sens strict (qui ne sont pas constitués en société) : ils seraient passés de 7,5% à 6,9% de la population active entre 2000 et 2017, alors que la part du travail « contingent » (intérimaires, sous-traitants, indépendants isolés) s’était accrue entre 2005 et 2015, passant de 10,1% à 15,8% de l’emploi total (mais très récemment, un duo d’économistes est revenu sur ces conclusions, limitant la hausse à 1 ou 2% de l’emploi total américain).

Par ailleurs, la fraction des actifs américains qui participent à l’économie des plateformes a augmenté, passant de moins de 2% en 2015 à 4,5% en 2018, mais la part des actifs en tirant des revenus réguliers (mensuels) a connu une évolution plus modeste, passant de 1 à 1,6% sur la même période. Cette hausse est quasi exclusivement le fait des transports et des livraisons à domicile. La fonction économique et sociale des plateformes serait donc d’assurer aux individus un complément de revenus.

Quid de cette évolution? Quelles pistes pour réformer la protection sociale ?

“Sur un plan quantitatif, le nouveau monde n’est pas prêt de supplanter l’ancien. Il nous reste de nombreuses années avant qu’un quelconque point de bascule ne soit atteint et que nos enfants ne comprennent plus le sens des mots « salariés » ou CDI. Cependant, les travailleurs des plateformes et, de façon plus générale, les « nouveaux indépendants » (ceux qui ne sont ni artisans, ni commerçants, ni professions libérales, etc.) se comptent déjà par centaines de milliers ; il s’agit même de millions de personnes si l’on comptabilise tous ceux qui, en plus ou à côté de leur activité principale, complètent leurs revenus par une micro-activité.”

 

” Une meilleure couverture contre les risques d’accident, de perte d’activité ainsi qu’un accompagnement sur l’accès au logement deviennent par exemple absolument nécessaires… à l’ère du travail indépendant, il faut apprendre à couvrir les risques autrement en réconciliant sur-mesure et mutualisation. “

“Mais ces modes d’organisation du travail doivent être encadrés et surveillés, pour éviter qu’une asymétrie d’informations trop grande en faveur des plateformes ne permettent à ces dernières d’exercer un contrôle invisible mais bien réel sur les travailleurs, leurs conditions de travail et leur niveau de revenus. C’est donc vers une plus grande transparence de l’utilisation des données par les plateformes, vers des garanties sur le fonctionnement de leurs algorithmes (qui doivent rester neutres et non discriminatoires) et des formes nouvelles de concertation entre travailleurs, plateformes et puissance publique qu’il faut s’orienter.

 

“Il ne s’agit pas de construire un « tiers statut » entre l’indépendance et le salariat, mais d’accepter que les travailleurs de plateformes sont de véritables indépendants, qui ont néanmoins besoin de protections spécifiques pour éviter que les plateformes ne puissent tirer profit d’un rapport de force….Il semble ainsi nécessaire de développer d’autres systèmes de protection sociale pour ces nouveaux publics, mais plus généralement aussi pour les travailleurs indépendants (micro-entrepreneurs en particulier) non intégrés dans des professions organisées ou qui ne feront pas une « carrière » d’indépendants. Nous allons vers un éclatement croissant des formes d’organisation productive et de statut de travail (salarié en CDI, CDD, intérimaire, salarié porté, indépendant, travailleur de plateformes) au cours d’une seule carrière plutôt que vers un statut uniforme. Il faut donc absolument favoriser des systèmes de droits transférables et éviter que les choix d’activité soient dictés ou empêchés par le manque de fluidité de notre protection sociale.”

 

Suivent 16 propositions.

 

Pour en savoir davantage : https://www.institutmontaigne.org/publications/travailleurs-des-plateformes-liberte-oui-protection-aussi